NOUS MENTIRAIT-ON II

NOUS MENTIRAIT-ON II

FONDATION FORD

AU BON GOÛT AMÉRICAIN

La Fondation Ford, paravent philanthropique de la CIA

 

La Fondation Ford a joué, de 1947 à 1966, un rôle clé dans les réseaux d’ingérence états-uniens en Europe en subventionnant des revues, des programmes scientifiques et des organisations de la gauche non-communiste. La plus grande fondation philanthropique du monde offrait en réalité une façade respectable aux opérations de financement et de contact de la CIA. Ce rôle était d’autant facilité que les mêmes personnalités ont façonné et dirigé les deux organisations.  Enquête au sujet de l'une des branches culturelles de l’interventionisme atlantique.

 

La Fondation Ford a été créée, en 1936, par Henry Ford.

Antisémite militant, il publia La Juiverie internationale [1].

*Figure légendaire de l’industrie automobile, il soutint tous les projets totalitaires du XXe siècle : il finança le national-socialisme allemand avant 1933, fut décoré par le chancelier Hitler de la Grand Croix de l’aigle allemand, en 1938, et détint une large partie du capital du chimiste IG Farben, fabriquant du gaz Zyklon B.

 Dès les années 30, il construisit aussi les premières usines automobiles pour Staline, à Gorki, et continua dans les années 50 et 60 à fabriquer en URSS les véhicules destinés à l’armée nord-vietnamienne.

Mais ce n’est qu’à la mort d’Henry Ford, en avril 1947, que sa fondation prit toute son ampleur.

Elle hérite alors de millions de parts des entreprises Ford pour une valeur de 70 millions de dollars. Elle devient ainsi la plus grande association philanthropique du monde.

Comme l’affirme Henry Ford II, nouveau président du conseil d’administration,les années 1949-1950 « marquent un tournant dans l’histoire de la Fondation Ford »

 

Ce tournant survient au moment où les États-Unis accèdent au statut de puissance mondiale de premier plan. À Washington, l’ancien ambassadeur en Union soviétique, le général George F. Kennan, mène campagne pour persuader ses concitoyens que le péril rouge est bien plus important que ne l’était la menace nazie. Il enjoint le président Truman de ne pas désarmer, mais de cacher la machine de guerre états-unienne et de se préparer à tout instant à un nouvel affrontement.

Il réussit à convaincre le secrétaire adjoint à la Guerre, John J. McCloy, de ne pas dissoudre les services secrets mis en place durant la Seconde Guerre mondiale, mais de les adapter à ces temps nouveaux. Il théorise le « stay-behind », un réseau initialement composé d’agents nazis et fascistes restés en arrière de la ligne de front lorsque le Reich capitula, puis retournés par les Anglo-États-uniens pour poursuivre leur lutte contre l’influence communiste en Europe.

De même, un groupe d’industriels, réunis autour du juriste H. Rowan Gaither Jr, parvient à empêcher le démantèlement du service de recherche et développement du secrétariat à la Guerre et le privatisent sous le nom de Rand Corporation (Rand est l’acronyme de Research And Developpment).

Poursuivant la logique à son terme, Kennan met en place une structure permanente secrète de l’appareil d’État via le National Security Act, validé par le Congrès en 1947. Il institue la CIA, le Conseil de sécurité nationale et l’État-major interarmes.

Ce dispositif se double d’un plan d’intervention publique, promu par le général George C. Marshall, sous forme de prêt à la reconstruction consentis aux États européens qui se placent dans le giron de Washington. Sa mise en œuvre est confiée à Paul G. Hoffman.

Les États-Unis et l’URSS se livrent désormais une guerre implacable, non pas directement sur le terrain militaire qu’ils évitent, mais dans les domaines politiques, intellectuels et sociaux.

Leurs réalisations dans ces différents champs, comme, par exemple, la conquête spatiale, sont autant de victoires symboliques. Les fondations états-uniennes, au premier rang desquelles la Fondation Ford, seront les « soldats » de Washington dans cette « Guerre froide ».

 

La nouvelle dimension financière acquise par la fondation Ford en 1947 développe ses ambitions.

Pour redéfinir ses objectifs, le conseil d’administration décide, à l’automne 1948, de commander « une étude détaillée (...) auprès de gens compétents et indépendants, afin de servir de guide sur la manière (...) dont les fonds élargis de la Fondation pourront être employés au mieux, dans l’intérêt général ».

La commission créée à cet effet est présidée par H. Rowan Gaither Jr, qui vient de créer la Rand Corporation, grâce aux garanties bancaires fournies par la fondation Ford.

Gaither a été administrateur du MIT pendant la guerre, et a côtoyé les physiciens du Manhattan Project [2].

Sur les conseils de cette commission, le conseil d’administration débauche le patron du Plan Marshall, Paul G. Hoffman, et le nomme président de la Fondation. Il prend officiellement ses fonctions le 1er janvier 1951.

Il incarne, selon le journaliste Volker R. Berghahm, « le rôle plus large et plus international que le rapport Gaither envisageait pour la Fondation » [3].

Le ton est donc donné : parallèlement au Réseau stay-behind dans le domaine politique et au Plan Marshall dans le domaine économique, la Fondation Ford sera le bras culturel des réseaux d’ingérence états-uniens en Europe.

 

Cependant, malgré les apparences, la Fondation n’est pas un seulement un outil supplémentaire dans le dispositif imaginé par Kennan en 1946-48, elle devient aussi une position de repli.

En effet, dans l’élite dirigeante aux États-Unis, à la faveur de la guerre de Corée, le père de la Guerre froide a été doublé sur son extrême droite par un théoricien redoutable, Paul H. Nitze. De même, la vie politique intérieure est submergée par la « chasse aux sorcières » dont le sénateur Joseph McCarthy devient le leader.

 

La plupart des fondations qui prospèrent au sortir de la guerre dépensent la majeure partie de leur budget dans des programmes nationaux : la Fondation Ford dépense ainsi, de 1951 à 1960, 32,6 millions de dollars dans des programmes éducatifs, 75 millions pour l’enseignement de l’économie et de la gestion, et près de 300 millions pour les hôpitaux et les écoles de formation en médecine. Mais une partie de ses cadres souhaite diriger l’activité vers l’international.

Une première tentative concerne le Free Russia Fund, dont la présidence est naturellement confiée au père de la Guerre froide, le général George F. Kennan, qui trouve là un point de chute pour poursuivre sa carrière. Son budget est de 200 000 dollars.

En juillet 1951, la Fondation offre également 1,4 millions de dollars à la Free University, à Berlin-Ouest. Celle-ci a été fondée en 1948, alors la plus vieille université berlinoise, située dans le secteur soviétique, avait été « stalinisée ».

 

Dans le rapport annuel de 1951, Henry Ford mentionne la « création de conditions pour la paix ».

Ce programme aurait pour objectif « d’essayer de réduire les tensions exacerbées par l’ignorance, l’envie et l’incompréhension » et « d’augmenter la maturité du jugement et la stabilité de la détermination aux États-Unis et à l’étranger ».

Hoffman met sur pied une équipe destinée à promouvoir cette idée de « conditions pour la paix ». On retrouve autour de lui Rowan Gaither, mais aussi Milton Katz, son ancien assistant à l’administration du plan Marshall (ECA), et Robert M. Hutchins de l’université de Chicago.

À partir du 1er janvier 1952, l’équipe est renforcée par un autre consultant de l’ECA, Richard M. Bissell Jr. Le 15 juillet 1952, les programmes internationaux de la Fondation Ford avoisinaient 13,8 millions de dollars, soit la moitié de la somme allouée aux programmes nationaux.

 

En mars 1952, Richard M. Bissell rédige un texte de seize pages qui s’intitule « Créer les conditions de la paix », fixant les grandes lignes du programme à venir.

 Selon le document, « l’objet de la Fondation doit être d’aider à créer un contexte dans lequel il sera possible pour l’Ouest, grâce à la nouvelle position de force militaire qu’il est en train de réaliser, de négocier une paix juste et honorable avec l’Est ».

Cela passerait par « une discussion sur le désarmement » afin d’amener à la négociation, le tout en suscitant « une opinion publique favorable » au processus. Bissell rejette l’idée d’une confrontation directe, mais ne croit pas à l’éventualité d’un désarmement et d’une véritable paix. Il pense plutôt « que nous pouvons vivre dans le même monde que les Russes sans aller à la guerre contre eux, malgré des différences profondes et constantes dans notre état d’esprit et dans nos intérêts ».

En cela, il théorise une doctrine proche de la « coexistence pacifique » prônée par Khroutchev, après la mort de Staline, en 1956.

 

 

La démarche modérée de Bissell s’applique identiquement au niveau national : selon lui, « l’état de l’opinion qui prévaut actuellement aux États-Unis est trop tendu et émotionnel, trop proche de ce qu’est une guerre de religion ».

Il s’oppose donc au maccarthysme, mais conseille la prudence. Il considère que toute démarche ostensible vers l’idée de désarmement pourrait être mal interprétée sur la scène intérieure, l’opinion publique n’étant pas prête à envisager un système où il n’y aurait « ni guerre, ni paix ».

 Bissell propose que la Fondation Ford ne s’engage pas publiquement dans un tel combat, mais qu’elle cherche à mettre en œuvre son idée, en rassemblant des données et en contactant des spécialistes en relations internationales.

C’est dans ce contexte qu’Hoffman va rechercher l’ancien secrétaire adjoint à la Guerre, John J. McCloy (devenu, entre temps, président de la Banque internationale pour la reconstruction et le développement prédécesseur de la Banque mondiale), qui rejoint la Fondation avec un de ses collaborateurs Shepard Stone.

 

Selon Volker R. Berhahn, l’initiative de la Fondation Ford allait plus loin, dès les origines, que le simple développement « d’un contre poids à l’anticommunisme maccarthyste replié sur soi ou d’un combat de Guerre froide par des moyens plus subtils. Parce que les États-Unis étaient devenus une puissance mondiale mais que l’opinion publique n’était toujours pas prête pour les défis à venir, l’objectif était de créer les bases populaires d’une politique étrangère démocratique qui serait menée par les élites de la côte Est, et de s’assurer que ces élites ne perdraient pas de terrain face à la nouvelle résurgence des politiques populistes et de l’isolationnisme ».

 

Hoffman s’engage, dès l’été 1952, aux côtés de Dwight D. Eisenhower, candidat à l’élection présidentielle, espérant obtenir le poste de secrétaire d’État dans la nouvelle administration.

Une équipe de la Fondation, sous la direction de Shepard Stone, rédige avec empressement le programme du candidat républicain tout en ménageant habilement les susceptibilités des démocrates. La tentative d’alliance échoue et, dès son entrée à la Maison-Blanche, Eisenhower nomme John Foster Dulles au poste de secrétaire d’État. Son frère, Allen Dulles, est lui nommé à la tête de la CIA, où il adopte une position très dure vis à vis de l’URSS, en développant la stratégie du « rollback » en Europe centrale [4].

(rollback est un terme anglais qui désigne une méthode permettant dans un contexte défini, d'annuler l'ensemble des requêtes que l'on vient pourtant de réaliser (le fait inverse du commit). On parle alors de transaction : un ensemble de requêtes réalisées en une seule opération atomique. Les traitements réalisés durant cette transaction ne seront pas pris en considération.)

Ces nominations sont un nouveau camouflet pour les projets de Hoffman, Kennan, Stone, McCloy, et Milton Katz. Ceux-ci continuent néanmoins de multiplier les contacts avec des intellectuels libéraux et des spécialistes en questions internationales pour conduire une stratégie plus diplomatique vis-à-vis de l’URSS.

Au cours de ces rencontres, l’idée leur apparaît que les pays non-alignés pourraient constituer un bon terrain pour des projets pilotes élaborés par la fondation.

Selon les archives des correspondances entre les différents responsables de la Fondation, John J. McCloy se demande à l’époque si « le travail que nous faisons n’est pas plus difficile (...) que de gouverner l’Allemagne ou d’essayer d’établir une communauté européenne ».

 

Au final, l’ensemble des entretiens menés par le groupe permet aux dirigeants de la fondation d’envisager qu’elle soit un « stimulant directeur » pour repenser la relation soviéto-états-unienne, d’après le rapport final de McCloy et Stone.

Selon ce document, l’Europe occidentale serait une région clé dont la base institutionnelle doit être renforcée et où la Fondation Ford « pourrait sponsoriser de façon utile la création d’un institut ou d’une série d’instituts consacrés à l’étude des problèmes de la communauté européenne ». Ce projet s’intitule Programme Conditions pour la Paix. Un comité consultatif est créé, présidé par McCloy. Shepard Stone y occupe le poste de directeur.

L’un de ses objectifs est d’élaborer une méthode qui permette « d’obtenir le soutien des socialistes d’Europe pour la paix internationale ».

 La fondation doit donc « envisager l’idée de rassembler les penseurs socialistes avancés de ces pays, des hommes qui ont du prestige au sein de leurs propres partis, d’étudier le problème de la coexistence et de proposer des solutions ».

 

Le programme suscite bien des ambitions personnelles. Au terme de luttes d’influence, il est placé sous la dépendance du Council on Foreign Relations (CFR) [5], et Shepard Stone en devient un élément clé, en qualité de responsable de la Division aux affaires européennes et internationales de la Fondation Ford.

 

Quoi qu’il en soit, la Fondation est un outil que chaque département ministériel veut utiliser.

Dès le 5 mai 1951, Hans Speier, de la Rand Corporation, envoie un mémorandum à Rowan Gaither dans lequel il révèle que le département d’État et le Haut commissariat civil en Allemagne (HICOG) souhaitent dissimuler leur soutien à des organisations en Allemagne de l’Ouest, afin qu’elles cessent d’apparaître comme inféodées à Washington. Ils cherchent donc, avec la CIA, à trouver des moyens pour acheminer des fonds de manière détournée. Le 20 mars 1952, Milton Katz fait circuler un mémorandum au sein de la direction de la fondation, dans lequel il rappelle l’importance particulière de l’Europe, au regard de la diplomatie états-unienne.

 Selon lui, l’Europe ne peut pas être envisagée « de façon constructive si ce n’est en tant que membre de la communauté atlantique ».

 Dans ce contexte, il convient d’aider à la libération « des grands syndicats français et italiens de la poigne du communisme ». Katz énumère ensuite une série de projets de la fondation Ford, dont « la mise en place de l’équivalent du CDE (Comité pour le développement économique) pour l’Europe continentale ». Il termine par une liste de personnalités susceptibles de relayer l’action de la fondation : Jean Monnet, Oliver Franks, Hugh Gaitskell, Geoffrey Crowther, Robert Marjolin, Dirk Stikker et Dag Hammarskjöld. En mai 1953, Rowan Gaither rédige un mémorandum dans lequel il avance un nouveau principe : la fondation doit éviter « de faire des choses qui sont un doublon ou un substitut d’actions réelles du gouvernement ou d’autres agences ». Après tout, poursuit-il, « certaines des plus importantes opportunités de la Fondation (...) peuvent résider dans le fait de compléter les activités d’autres et notamment de les encourager et de les amener, notamment le gouvernement, à améliorer leurs activités ». L’articulation Gouvernement états-unien/Fondation Ford trouve ici son modus operandi.

 

Avec la fin du maccarthysme et le début de la coexistence pacifique, les querelles s’atténuent à Washington. La Ford ne se présente plus comme une alternative de la CIA, mais comme son partenaire. Richard Bissell Jr, quitte d’ailleurs la fondation pour prendre la direction opérationnelle du stay-behind. Tandis que la Ford assiste la CIA dans plusieurs grandes opérations. Elle prend le relai de la CIA dans le financement du Congrès pour la liberté de la culture.

Elle confie une étude sur l’échec du traité de la Communauté européenne de défense en France à David Lerner et Raymond Aron, figure essentielle du Congrès.

Elle finance l’orchestre Hungarica Philarmonica, composé de musiciens contraints à l’exil à cause du stalinisme, et que la CIA veut ériger en symbole du monde libre.

Elle finance aussi l’American Committee on United Europe (l’ACUE), un faux-nez de la CIA chargé de favoriser la construction d’une Europe fédérale conforme aux intérêts de Washington. L’ACUE est présidé par l’ancien patron des services secrets de la période de Guerre mondiale et vice-présidée par le fondateur de la CIA.

 

L’action de la Ford auprès du Congrès pour la liberté de la culture est rendue possible, explique Grémion, par la proximité entre les acteurs qui constituent les deux entités. Tout comme le Congrès, la Ford est composée de « libéraux » (au sens états-unien du terme), donc de la gauche non-communiste. « Outil d’une diplomatie non gouvernementale, l’objectif de ses dirigeants [dans le domaine de l’art] est de donner une image de la culture américaine différente de l’assimilation fréquente à la culture populaire de masse ».

En cela, « la Ford place ainsi dès le départ son action dans le cadre d’une pratique mécénale éclairée ».

Dans le domaine économique, l’action de la fondation « s’inscrit dans le sillage réformiste du New Deal », ce qui lui vaut les faveurs des intellectuels du Congrès, qui sont en majorité des partisans de la planification et du Welfare State.

Enfin, elle est orientée vers le développement des sciences sociales : Rowan Gaither estime qu’elles permettront un jour d’obtenir des résultats aussi brillants dans le domaine social que les sciences de l’ingénieur dans le domaine technique. La Ford finance en priorité les sciences sociales, avant les humanités et la médecine.

 Elle multiplie également les échanges universitaires et académiques, et les créations institutionnelles : elle finance le Centre de sociologie européenne de Raymon Aron, et le réseau de planificateurs Futuribles, de Bertrand de Jouvenel.

Sa présence est tellement discrète que, d’après un mémorandum rédigé par Shepard Stone après un voyage en Europe, en 1954, la fondation est tenue en haute estime en Europe, « même dans les cercles d’extrême gauche du Parti travailliste britannique, le SPD allemand et auprès de nombreux intellectuels gauchistes en France ».

L’admiration est réciproque : Shepard Stone est en effet très attirée par la haute culture européenne, qu’il oppose à la culture populaire états-unienne, et se sent proche des intellectuels du Congrès qui, après avoir critiqué le communisme, « mettent aujourd’hui en valeur les vertus de la liberté individuelle et d’une société libre ». Il finance donc des revues proches du Congrès, telles que Encounter, Preuves, et Forum.

 

Après plusieurs mois de conflits internes, Shepard Stone obtient la direction de l’ensemble du programme européen de la Ford mi-1956. L’activité de la fondation s’amplifie. Stone réclame 5 millions de dollars de budget supplémentaires, simplement pour le programme européen.

Les révolutions hongroises et polonaises, réprimées en 1956 par les Soviétiques, convainquent l’ensemble des actionnaires d’accéder à ses demandes. Cet argent permet d’aider les réfugiés venus d’Hongrie ou de Pologne, et d’installer des structures pour les accueillir.

La Fondation organise également des programmes de formation et d’étude pour des scientifiques venus du Pacte de Varsovie, invités pour cela aux États-Unis et en Europe occidentale. C’est là un petit jeu pervers tel que les aiment les services spéciaux : la CIA espère recruter des agents parmi les économistes, les chercheurs en sciences sociales et les experts invités par la Ford, tandis que le KGB pense envoyer des éléments fiables acquérir le savoir états-uniens.

Dans le même temps, des programmes de promotion de la langue anglaise, d’études états-uniennes et de contacts entre le Japon et l’Europe sont lancés au Japon. La diplomatie philanthropique de la Ford devient mondiale.

Partout dans le monde, elle se charge de mettre en avant la culture états-unienne et de gagner à sa cause les non-alignés. En Afrique, la menace d’un alignement des pays nouvellement indépendants sur Moscou motive de nombreux programmes d’aide en leur direction, notamment en Algérie. Un programme agricole est également monté en Inde, avec l’aide d’investisseurs européens, que Shepard Stone a incité à créer des fondations sur le modèle de la Ford.

 

Au niveau universitaire, la fondation Ford finance le St Antony’s College d’Oxford, spécialisé dans les sciences humaines, en 1959.

 Le Centre européen de recherche nucléaire (CERN) reçoit également des subventions à partir de 1956, tout comme l’institut du physicien nucléaire danois, Niels Bohr. Ce dernier peut ainsi, avec l’approbation de la CIA, faire venir au Danemark des délégations de scientifiques polonais, soviétiques, et même chinois, officiellement pour les vertus du « dialogue scientifique ».

Dans la foulée, l’université d’Oxford reçoit elle-même une subvention d’1 million de dollars en 1958, tout comme le Churchill College de Cambridge.

 En France, la Maison des sciences de l’homme, dirigée par Gaston Berger, reçoit 1 million de dollars en 1959, pour la création d’un centre de recherche en sciences sociales défendue par des universitaires tels que Fernand Braudel.

 

La révélation, en 1966 et 1967, du financement du Congrès pour la Liberté de la culture par la CIA jete le discrédit sur la Ford, par ricochet. L’idée d’un lien entre la Ford et les services secrets états-uniens se répand.

Au-delà, c’est l’ensemble des activités prétendument philanthropiques, menées par la Fondation en Europe, qui sont regardées d’un œil nouveau : ne s’agit-il pas d’une formidable opération d’ingérence culturelle états-unienne ?

(s'ingérer= S'immiscer)       

L’histoire de la Fondation Ford ne s’est pas arrêtée avec le scandale de 1967. Les activités qu’elle a conduites depuis, et qu’elle poursuit encore aujourd’hui, font l’objet du second volet de cette enquête : Pourquoi la Fondation Ford subventionne la contestation.

 

 

 

Pourquoi la Fondation Ford subventionne la contestation

 

Depuis sa création, la Fondation Ford n’a pas varié dans ses objectifs de défense des intérêts stratégiques des États-Unis. Mais alors que pendant la Guerre froide, elle n’était qu’une couverture de la CIA, elle a acquis une autonomie au cours des vingt dernières années et a développé une nouvelle méthode d’ingérence, le soft power : intervenir dans les débats internes de ses adversaires en subventionnant les uns pour faire échouer les autres, voire en favorisant des rivalités stérilisantes. Dernier exemple, le financement du Forum social mondial pour tenter de le neutraliser.

 

« Le "soft power" est la capacité à obtenir ce que l’on veut en séduisant et en persuadant les autres d’adopter vos buts. Il diffère du "hard power", la capacité d’utiliser les carottes et les bâtons de la puissance économique et militaire afin que les autres suivent votre volonté ». Joseph S. Nye Jr, International Herald Tribune, 10 janvier 2003.

 

Les imbrications de la Fondation Ford et de la CIA ayant été partiellement révélées lors du scandale relatif au financement du Congrès pour la liberté de la culture, la Ford fut contrainte, dans les années 80, de changer de stratégie.

Alors que durant la Guerre froide, elle servait de couverture à des opérations de financement de l’Agence, elle s’est orientée au cours des vingt dernières années dans l’exercice du soft power. Il ne s’agit plus de soutenir des alliés naturels, mais de choisir parmi ses adversaires ceux que l’on souhaite privilégier, voire tenter de les séduire et de les faire évoluer.

 

L’équipe

Si pendant la Guerre froide les cadres de la Ford et ceux de la CIA étaient interchangeables, aujourd’hui les administrateurs et les directeurs de la Fondation sont recrutés dans les milieux dits « libéraux de gauche » qui espèrent étendre le modèle de la « démocratie de marché ». Bien sûr, ces « libéraux » ne sont pas des défenseurs de la liberté, mais de la dérégulation, et la démocratie ne se fonde pas sur le marché. Mais si ces concepts étaient dénués d’ambiguïté, il ne serait pas nécessaire de dépenser tant d’argent pour les promouvoir.

La présidente de la Fondation est Susan Berresford, membre du comité exécutif de la Chase Manhattan Bank. Elle siège au comité nord-américain au sein de la Commission Trilatérale de David Rockefeller, aux côtés de Zbigniew Brzezinski et de Madeleine Albright. Elle est également membre du Council on Foreign Relations, qui a reçu en 2002 un don de 100 000 dollars « pour le développement d’une Council Task Force sur le terrorisme ».

Le CFR élabore des synthèses consensuelles au sein de la haute société washingtonienne qui s’imposent comme politique extérieure des Etats-Unis. En septembre 2002, on trouvait ainsi sur le site du CFR une publicité pour un « nouveau livre du Council », dans laquelle on pouvait lire : « l’invasion est la seule option réaliste pour se débarrasser de la menace irakienne, affirme Kenneth Pollack dans The Threatening Storm » [1]

 

Le Conseil d’administration de la Fondation comprend deux anciens PDG de la Xerox, le PDG d’ALCOA, un vice-président exécutif de Coca Cola, le président de Levi-Strauss & Co, le président de Reuters Holdings, un associé principal da la société de lobbying Akin, Gump, Straus, Hauser & Feld, et le président du Vassar College.

 D’autres sociétés ont été représentées entre la fin des années 1990 et les années 2000 : Time Warner, la Chase Manhattan Bank, Ryder systems, CBS, AT & T, Adolph Coors Company, Dayton-Hudson, la Bank of England, J.P. Morgan, Marine Midland Bank, Southern California Edison, KRCX Radio, the Central Gas & Electric Cop. DuPont, Citicorp et le New York stock Exchange.

 Il y a peu, Deval Laurdine Patrick, vice-président de Texaco Inc. y siégeait encore. Les amis de George W. Bush ont quelques places réservées.

Afsaneh Mashayethi Beschloss, ancien cadre dirigeant de la Banque mondiale, qui est une des principales conseillères du Carlyle Group en matière d’investissements, siège elle aussi au conseil d’administration. Elle est la femme de l’historien présidentiel du mandat de George W. Bush, Michael Beschloss.

 

Le conseil des associés du comité pour l’éducation, les médias, l’art et la culture, de la fondation Ford comprenait, à la fin des années 1990, le président du Vassar College, le président de Reuters Holdings PLC, l’ancien président-directeur général de Xerox et Vernon Jordan, proche de l’ancien président états-unien Bill Clinton. La vice-présidente pour les médias de la Fondation Ford est Alison Bernstein.

 

La diplomatie pro-états-unienne

Le combat que mène la Ford n’est plus aujourd’hui dirigé contre le péril communiste. Désormais, il s’agit de former les futurs dirigeants du monde entier pour les rendre compatibles avec la pensée économique des États-Unis, et de s’assurer que les opposants à l’hégémonie états-unienne ne pousseront pas leur rhétorique au-delà de simples invectives de campagne électorale. La Ford poursuit par ailleurs son soutien aux mouvements d’opposition aux régimes ennemis.

 

Elle finance ainsi l’Organisation des peuples et nations non représentés (UNPO) qui regroupe les Karens de Birmanie, les indiens Lakotas, les Twas du Rwanda, les Tatars de Crimée, les Abkhazes, les aborigènes d’Australie, les Circassiens, les Ogonis du Nigéria, les Tibétains, les Tchétchènes, notamment les proches du président Doudaïev [2].

Le secrétaire général de l’UNPO était, en 1995, Michael van Walt, un Néerlandais conseiller juridique du dalaï-lama. Les autres financements viennent des quatre pays scandinaves, la chaîne britannique de cosmétiques Body Shop, des « Églises versées dans la prévention des conflits » et la Fondation MacArthur. L’organisation regroupait, en 1995, 43 membres, contre 18 en 1991.

 

La Fondation subventionne également la National Endowment for Democracy (NED). En 1997, les deux organisations financent ensemble la publication d’un manuel des droits des femmes dans les sociétés islamiques, intitulé Claiming our rights.

L’ouvrage est réalisé par un groupe de femmes musulmanes réunies à l’initiative d’un ancien ministre du chah d’Iran vivant à Washington, Mme Mahnaz Afkhani. Il a été traduit en arabe, en bengali, en malais, en persan et en ouzbek, pour être diffusé au Bangladesh, en Jordanie, au Liban, en Malaisie et en Ouzbékistan [3]. L’Ouzbékistan est un domino important dans la région de la Caspienne, dont le pétrole fait l’objet de luttes d’influence entre Moscou et Washington. De la même manière, la Ford soutient les indépendantistes tchétchènes, mais aussi la Maison des droits de l’homme de Moscou, avec la Fondation Heinrich Böll [4].

 

Autre terrain sensible, l’Afrique. Avec la découverte d’importants gisements pétroliers, Washington a cherché à s’assurer de la vassalité du Nigeria et de l’Angola. Du coup, la Ford a accordé des subventions à Claude Ake, « l’un des intellectuels nigérians les plus engagés en faveur de la démocratie » [5]. Il dirigeait le Centre pour l’avancement des sciences sociales, à Port-Harcourt, et a été conseiller auprès de l’UNESCO et de la Banque mondiale. Dans les années 1990, il accepte « à la demande de son ami Saro-Wiwa, de faire partie du comité patronnant, à l’initiative de Shell, une vaste étude sur l’environnement dans le delta du Niger. Mais il en [démissionne] en novembre 1995 pour protester contre l’exécution, au terme d’un procès truqué, de l’écrivain et de huit autres militants ogonis ». Il est mort dans le crash d’un Boeing 727, le 7 novembre 1996.

 

Mais la Fondation ne soutient pas que des opposants. D’autant que l’ancien président du pays, le général Obasanjo, siège au conseil d’administration de la Ford. Il est également membre du "Conseil Interaction" où siègent Helmut Schmidt, Valéry Giscard d’Estaing, James Callaghan et Mikhaïl Gorbatchev. En 1988, il a lancé le Forum des dirigeants africains, au sein duquel a été élaboré le concept de la « bonne gouvernance » conditionnant l’attribution de fonds par le FMI [6]. Il revient au pouvoir en mars 1999, après avoir reçu la visite de Jimmy Carter.

D’après l’Express, « il sait l’espoir que fondent ses amis américains en lui. Prouver, enfin, que la démocratie, calquée sur le modèle de Washington, est possible en Afrique » [7]. Le général Obasanjo a présidé le pays de 1976 à 1979, trois ans pendant lesquels il s’est « personnellement enrichi », a fait construire« une prison politique, au large de Lagos, sur l’île de Kiri-Kiri. C’est lui aussi, rappellent ses détracteurs, qui, non content de s’attaquer à la liberté de la presse et au droit syndical, avait jeté en prison le chanteur Fela, idole vivante de l’afrobeat, pour textes antimilitaristes ». Seul, son emprisonnement de 1995 à 1998 sous le régime d’Abacha, lui permet de regagner une certaine popularité.

 

Main basse sur l’ONU

Dirigés par des prétendus « libéraux », la Fondation fait la promotion d’un modèle états-unien toujours aussi hégémonique, mais sous un vernis moins unilatéral, moins agressif que la diplomatie des néo-conservateurs actuellement en place. Elle œuvre donc pour une revalorisation de l’ONU, et pour une vision un peu moins déséquilibrée du conflit israélo-palestinien.

 

La Ford a ainsi financé un « groupe de travail indépendant » réuni à la demande de Boutros Boutros-Ghali à la fin de 1993, et destiné à rédiger un rapport intitulé Le second demi-siècle de l’Organisation des Nations Unies. Le groupe, coprésidé par l’ancien Premier ministre pakistanais Moeen Qureshi et Richard Von Weizsäcker, ancien président allemand, a remis son rapport, le 19 juin 1995. Ses membres proposaient notamment d’élargir le Conseil de sécurité à vingt-trois membres dont cinq membres permanents supplémentaires, l’établissement d’une force de réaction de 10 000 hommes, mais aussi la création d’un Conseil économique et d’un Conseil social, ainsi que le recours à de nouvelles sources de financement telles que les taxes [8].

En 1996, sir Brian Urquhart ancien secrétaire-général des Nations Unies, déclare que la procédure de désignation du secrétaire général de l’ONU doit être réformée. Il est devenu entre-temps consultant à la Fondation Ford [9].

Kofi Annan lui-même a obtenu une bourse de la fondation Ford pour aller suivre ses études d’économie aux États-Unis, où il a été diplômé du Massachusetts Institute of Technologies, avant de suivre les cours de l’Institut des Hautes études internationales, à Genève. Depuis, il est considéré comme un proche de Madeleine Albright et, à son arrivée à la tête de l’ONU, comme « l’homme des Américains » [10].

 

En ce qui concerne le conflit israélo-palestinien, la Ford subventionne le Centre d’information israélien pour la défense des droits de l’homme dans les territoires (Betselem, association de juristes et parlementaires israéliens), qui rédige dans les années 1990 plusieurs rapports sur l’intifada. L’un d’eux fait grand bruit, en mai 1990 : on y apprend que plus de 150 enfants ont été tués par balle en Cisjordanie et à Gaza depuis le début de la première intifada, par des Israéliens qui n’étaient pas directement menacés [11].

 

Les relations internationales font l’objet d’une attention particulière de la Fondation, qui finance plusieurs think tank consacrées aux questions transnationales.

L’Institut français de relations internationales (Ifri) a ainsi reçu en mai 1995 une donation de 1,5 millions de dollars qui lui a permis d’acquérir ses locaux. La donation complétait le financement déjà assuré par « une vingtaine d’entreprises françaises ou européennes dont la Caisse des dépôts et consignations, Alcatel, Daimler Benz, Danone, Renault, Schneider ou l’UAP ». L’Ifri est dirigé par Thierry de Montbrial, membre de la commission Trilatérale et du Groupe de Bilderberg, et publie des notes, des cahiers, ainsi qu’une revue trimestrielle, Politique étrangère et le rapport annuel Ramses. Il se veut « acteur de la société civile transnationale » [12].

 

Aux États-Unis, le « conservatisme compassionnel »

Aux États-Unis, la fondation Ford finance des initiatives morales visant à colmater les brèches laissées par l’abandon de l’État providence. On peut citer le cas de l’Institut pour une paternité responsable et la revitalisation, créé par Charles Ballard, et qui a reçu en 1996 deux millions de dollars. L’Institut cherche à retrouver les pères ayant abandonné leurs enfants pour tenter de les réinsérer dans les familles [13]. Elle soutient aussi Self Help, qui aide notamment des handicapés mentaux légers à financer l’achat d’appartements. L’organisation s’occupe plus largement de micro-crédits.

 

De nombreuses œuvres de ce type sont financées un peu partout sur le territoire états-unien, selon une idéologie proche du « conservatisme compassionnel ».

 Il ne s’agit pas de pallier aux carences d’un État providence réduit à sa portion congrue, mais plutôt de prendre son relais, puisque l’État n’a pas pour fonction de corriger les inégalités sociales.

Celles-ci sont liées à des différences de culture, à une incapacité à se « motiver pour s’en sortir », voire au caractère héréditaire du quotient intellectuel des minorités. On est donc bien plus proche des théories de Charles Murray sur le Bell curve (qui veut que les Noirs aient, par nature, une intelligence inférieure à celle des Blancs) que d’une véritable démarche de réduction des inégalités sociales inhérentes à un système économique dérégulé.

 

La presse

C’est dans le domaine des médias que la stratégie de la Ford apparaît de la façon la plus évidente. Quand, dans les années 1950 et 1960, la Fondation soutenait massivement des journaux issus de la gauche anti-communiste, elle finance, depuis le début des années 1980, essentiellement des journaux alternatifs critiques. C’est là qu’apparaît clairement la proximité entre la fondation Ford et l’Open Society Institute de George Soros.

Celui-ci a accordé en 1999 une subvention de 50 000 dollars au Nation Institute, afin de « soutenir des projets visant à améliorer la qualité et la diffusion de Radio Nation, des informations hebdomadaires de la radio publique et des programmes de commentaires ». Le conseiller politique personnel de Soros, Hamilton Fish III, est un dirigeant de premier plan du Nation Institute, qui appartient au même groupe que l’hebdomadaire The Nation. Il a également financé le Citizens for Independent Public Broadcasting Group, le Fund for Investigative Journalism, le magazine American Prospect, le Center for Defense Information ou encore le Public Media Center de San Francisco [14]. Ses propositions de financement du groupe alternatif Indymedia ont suscité de virulents débats sur les forums de cette agence de presse collaborative.

 

Les objectifs de George Soros lorsqu’il finance de telles structures ne sont en effet pas totalement désintéressés. Ses liens avec une partie de l’establishment états-unien pourraient au contraire faire penser qu’il agit alors en sous-marin pour noyauter ces réservoirs de pensée critique, afin de les soumettre.

 La guerre de l’information est en effet la clé du verrouillage politique aux États-Unis. Comme l’écrit Herbert I. Schiller, « Le principe de la "libre circulation de l’information" - vital pour l’exportation des productions culturelles américaines - a été inventé pour donner aux exigences des industriels le statut de vertu universelle. Il faut se souvenir que John Foster Dulles, sans doute le plus agressif des secrétaires d’État des années d’après-guerre, y voyait l’élément central de la politique étrangère des États-Unis. Avant même la fin des hostilités, le Pentagone avait mis des avions militaires à la disposition des éditeurs et des "grandes signatures" de la presse américaine pour qu’ils aillent prêcher aux dirigeants de onze pays alliés et neutres les vertus d’une presse libre - c’est-à-dire entre des mains privées - et de la liberté des échanges en matière d’information. ».

 Une doctrine à rapprocher de cette déclaration de William Benton, secrétaire d’État adjoint en 1946 : « La liberté de la presse - et celle des échanges d’information en général - fait partie intégrante de notre politique étrangère ».

En d’autres termes, il ne s’agit pas de favoriser la liberté d’expression, mais un système concurrentiel dans la presse qui permette à un acteur extérieur d’y acquérir une position privilégiée.

 

La Fondation Ford suit la même démarche. Une longue enquête réalisée par Bob Feldman met notamment à jour le financement par l’organisation de multiples médias alternatifs états-uniens tels que FAIR, le magazine Progressive et Pacifica, qui diffuse Democracy Now !, mais aussi IPA, Mother Joneset Alternet [15]. L’une des responsables de The Nation est Katrina vanden Heuvel, membre du comité directeur du Franklin and Eleanor Roosevelt Institute (FERI), tout comme son père, William vanden Heuvel, qui l’a présidé. Les deux ont siégé à côté de John Brademas, qui a présidé le FERI avant d’être nommé par Bill Clinton à la tête de la National Endowment for Democracy, de 1993 à 2001 [16]. Les mêmes coïncidences se retrouvent au sein de la rédaction de Counterpunch, dirigée par Alexander Cockburn, ancien collaborateur de The Nation. L’un des vice-présidents de l’Institute for the Advancement of Journalistic Clarity (IJAC) n’est autre que Ford Roosevelt, important conseiller du Franklin and Eleanor Roosevelt Institute. En 1947, Eleanor Roosevelt était l’une des principales figures libérales anti-communistes à l’origine de la création de l’Americans for Democratic Action, un groupement politique de la « gauche parallèle » [17]. Ces médias ne font pas un traitement complaisant de la vie politique états-unienne. On peut cependant noter qu’ils ne publient guère d’articles sur le rôle des fondations dans la « fabrication du consentement », ni sur les différentes analyses critiques des événements du 11 septembre 2001.

 

Mondialisation et pensée économique

L’organisation du Forum social mondial en Inde, fin 2003, a été l’occasion de mesurer l’ampleur des ramifications de la fondation Ford.

 D’après un rapport rédigé par le chercheur indien Rajani X. Desai, pour la revue Aspects of India’s Economy, l’organisation a financé largement plusieurs réunions des altermondialistes, notamment celle prévue à Bombay.

L’intervention était facilitée par les multiples subventions consenties par la Ford à des organisations non-gouvernementales indiennes, notamment dans le domaine de l’agriculture.

Les projets soutenus auraient, selon Rajani Desai, permis la révolution verte qui a démultiplié la production agricole indienne, mais aussi l’arrivée en force sur le marché indien d’investisseurs étrangers.

Quoiqu’il en soit, les critiques émanant de la « société civile » indienne à l’encontre de la fondation Ford ont finalement découragé celle-ci d’accorder sa subvention habituelle au Forum social mondial.

 

Il n’empêche, le financement du Forum social mondial aura permis à la Fondation Ford de peser sur les débats intellectuels du mouvement altermondialiste.

On a ainsi vu des militants qui mettaient en cause les diktats du FMI et de la Banque mondiale faire campagne pour une taxe mondiale sur les transactions financières qui serait perçue et gérée par...le FMI.

 On a vu des militants s’évertuer à distinguer la contestation de l’ordre économique de la remise en cause de l’invasion de l’Irak ; Et d’autres encore contester l’aventurisme extérieur de Washington depuis le 11 septembre tout en réclamant l’exclusion des mouvements sociaux animés par des musulmans.

Il convient donc de se souvenir que la Ford n’a pas financé le Forum social mondial parce qu’elle en partageait les thèses, mais au contraire pour les neutraliser.

Certains d’ailleurs se souviennent que, dans les années 1960 lorsqu’elle agissait sans complexes, la Ford avait accordé une subvention de 300 000 dollars à l’American Enterprise Institute (AEI), think tank destiné à discréditer les politiques de redistribution et aujourd’hui animé par Lyne Cheney et Richard Perle [18].

 

La stratégie de la Ford est celle du « cadeau empoisonné ». Elle consiste à intervenir dans les rapports de force interne des oppositions aux États-Unis, pour alimenter des conflits et rivalités qui seront autant de moyen d’affaiblissement, ou pour faciliter le triomphe du plus fade sur le plus dérangeant.

Ce jeu complexe n’est pas du goût des néo-conservateurs selon qui il peut dégénérer à tout instant en soutien aveugle à des organisations « anti-américaines ».

 La preuve en a d’ailleurs été faite, par exemple, à la conférence mondiale de Durban contre le racisme où les associations financées par la Ford, loin de se jalouser, ont trouvé un accord pour mettre en échec Israël et les États-Unis.

 

Paul Labarique

 

 

source:réseauvoltaire

 

NOTES:La Fondation Ford, paravent philanthropique de la CIA

[1] The International Jew - The World’s Foremost Problem

[2] Pierre Grémion, Intelligence de l’anticommunisme, Fayard, 1995.

[3] Volker R. Berhahn, America and the intellectual cold wars in Europe, Princeton University Press, 2001.

[4] La stratégie du « rollback » consiste à forcer un reflux des positions russes en Europe centrale. Elle s’oppose à la doctrine de « containment », qui vise à figer l’état des forces en présence, et à empêcher toute expansion soviétique. Le « rollback » a remplacé le « containment » après la chute de l’URSS.

[5] Le 6 mai 1953, le Council on Foreign Relations organise, grâce à des financements de la fondation Ford, un séminaire consacré aux relations entre les États-Unis et l’URSS. Y sont présents : John J. McCloy (président), Henry L. Roberts (secrétaire à la recherche), John Blumgart (rapporteur), Henry L. Roberts (banquier d’investissement), Robert Amory (CIA), Robert Bowie (Département d’État), McGeorge Bundy (Harvard), Merle Fainsod (harvard), George S. Franklin Jr. (CFR), Howard Johnson (Fondation Ford), Devereux C. Josephs, J. Robert Oppenheimer (Insitute for Advanced Study, Princeton), Dean Rusk (président de la fondation Rockefeller), Shepard Stone et Henry M. Wriston (président de l’université de Brown.

 

 

NOTES(Pourquoi la Fondation Ford subventionne la contestation)

[1] Observons que si Kenneth Pollack militait pour l’invasion, il ne la pensait qu’à l’issue d’un processus par lequel la communauté internationale aurait récusé les autres options. C’est pourquoi le livre de Pollack est utilisé aujourd’hui en sens inverse par les démocrates pour souligner que, diverses conditions n’ayant pas été remplies, Bush n’aurait pas dû attaquer l’Irak.

[2] "Les peuples en mal d’État ont rendez-vous à La Haye", par Alain Frilet, Libération, 21 janvier 1995.

[3] « Manuel de droit pour musulmanes », par Michel Faure, L’Express, 16 janvier 1997.

[4] « À Moscou, la maison des droits de l’homme travaille dans le dénuement », Le Temps, 2 mai 1998.

[5] « Claude Ake, un intellectuel nigérian fervent démocrate », par Michèle Maringues, Le Monde, 23 novembre 1996.

[6] "Obasanjo, président à remonter le temps", de Stephen Smith, Libération, 2 mars 1999.

[7] « Le "sauveur" élu du Nigéria », de Jean-Philippe Demetz, L’Express, 4 mars 1999.

[8] « Les 50 ans de l’ONU », par François d’Alançon, La Croix, 16 octobre 1995.

[9] « Les pays du Conseil de sécurité cherchent un laquais », entretien réalisé par Agnès Rotivel, La Croix, 24 septembre 1996.

[10] « Le va-tout de Kofi Annan », de Vincent Hugueux, L’Express, 26 février 1998. En l’occurrence, Washington voyait en Annan une alternative à l’incontrôlable Bouthros Bouthros-Gali, ce qui ne veut pas dire qu’une fois celui-ci évacué, ils aient trouvé Annan à leur goût.

[11] « Selon une organisation internationale, plus de 150 enfants ont été tués par balle en Cisjordanie et à Gaza », par Alain Frachon, Le Monde, 18 mai 1990.

[12] « L’Ifri fête ses 20 ans », par Baudouin Bollaert, Le Figaro, 3 novembre 1999.

[13] « Le retour du père », de Sylvie Kauffman, Le Monde, 26 août 1996.

[14] « George Soros’ "Parallel Anti-War Media/Movement" », par Bob Feldman, QuestionsQuestions, 27 décembre 2002.

[15] « "Alternative" media paymasters : Carlyle, Alcoa, Xerox, Coca Cola... ? », QuestionsQuestions, 1er octobre 2002.

[16] « The Nation’s NED Connection », par Bob Feldman, QuestionsQuestions, 19 octobre 2002.

[17] « COUNTERPUNCH’s FERI/Roosevelt Dynasty Connection ? », Bob Feldman, QuestionsQuestions, 27 novembre 2002.

[18] « Comment la pensée devint unique », par Susan George, Le Monde diplomatique, août 1996.



23/05/2012

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