NOUS MENTIRAIT-ON II

NOUS MENTIRAIT-ON II

Coupures et fractures

par Badi Baltazar

Depuis l’automne 2008 et l’éclatement au grand jour du diktat de la finance mondiale, le capitalisme financiarisé sous dérégulation libérale poursuit sa trajectoire sans être inquiété. En revanche, les plans de rigueur à répétition, les nombreux traités signés depuis et les politiques teléguidées par les autorités supranationales sont autant de rustines sur un pneu lisse qui ne font qu’accélérer le phénomène de la spirale infernale. Crise. Pulsion. Peur. Sécurité. Culpabilité. Austérité. Inégalité.



Durant les trente dernières années, les conceptions salutaires du modèle capitaliste productiviste consumériste que nos régimes représentatifs ont défendues, subies ou suivies, se sont traduites dans nos réalités par une précarisation progressive des conditions de travail, des politiques de démantèlement des acquis sociaux et des vagues successives de privatisation des biens et des services publics, l’ensemble de ces phénomènes étant rythmés par une dérégulation accélérée de la spéculation financière au détriment de l’économie réelle.



En l’espace que quelques décennies, les effets conjugués de la financiarisation des économies et des décisions qui ont jalloné les alternances des mandats politiques ont abouti à la confiscation d’une majorité des richesses produites par une élite. Les politiques de redistribution des profits privilégient aujourd’hui sans aucun complexe les actionnaires et les rentiers à l’entreprise et aux travailleurs, satisfaisant de la sorte leurs exigences en matière de profitabilité. Bien que de nombreux mouvements populaires, syndicaux, militants et associatifs protestent et dénoncent le véritable hold-up politico-bancaire en cours, l’écrasante majorité de la population européenne demeure quant à elle taiseuse, docile et disciplinée.



La réalité ne serait pas si sombre à dépeindre si les pouvoirs publics, sensés défendre les intérêts du plus grand nombre, n’avaient de cesse de démontrer leur impuissance ou plus inquiétant encore, leur connivence. Le cirque politique surfe sur les vagues électoralistes, ignorant les véritables fractures sociales en formation et alimentant la peur de perdre le peu qu’on a. Alibi des politiques d’austérités les plus rigoristes, le laboratoire expérimental grec fait figure d’épouvantail pour les parlementaires récalcitrants aux injonctions institutionnelles européennes. Le conservatisme idéologique aux commandes tente toujours, dans son entêtement acharné, de nous convaincre qu’il parviendra à produire de la richesse en appauvraissant la société.



La vague d’austérité historique qui frappe la zone euro pousse inexorablement l’économie européenne à la dépression. Suite aux désastres des subprimes en 2007 et à l’effondrement bancaire qui s’en est suivi en 2008, les spéculateurs se sont mis à parier sur la solvabilité des citoyens eux-mêmes en 2009 - au travers de la dette publique – ce qui a eu pour effet de réduire des Etats à des objets spéculatifs en soumettant leur souveraineté politique et économique à une chimère, avec tous les exemples que nous connaissons depuis : Grèce, Irlande, Espagne, Royaume-Unis, Islande, Italie, Portugal,… Ces mesures prévoient des coupures drastiques dans les dépenses publiques. Coupures représentant les garanties auprès des créanciers privés. Ce qui revient à appauvrir le public dans le but de pouvoir emprunter davantage aux marchés privés, pour s’acquitter des intérêts de cette sans cesse plus importante dette publique. Comme vous le savez, en ce printemps 2012, le carrousel de la dette tourne toujours, mais jusque quand ? Le Pacte de l’Euro, le FESF, le MES, le TSCG. Ce dernier traité, signé le 28 mars dernier par 25 des 27 Etats membres de l’Union Européenne, vise à encadrer la gestion des déficits budgétaires nationaux et prévoit entre autres mesures (les mêmes que celles imposées à la Grèce, l’Italie et l’Espagne): la rigueur, la flexibilité du marché de l’emploi, jugé trop contraignant pour les entrepreneurs, le dégraissage dans la fonction publique, la dégressivité accélérée des allocations de chômage, le refinancement des retraites, la modération des salaires, la réduction des budgets liés à la santé et à l’éducation. Toutes une série de mesures visant à ne pas dépasser le taux déficitaire de 3% du PIB de chaque Etat membre. Comme vous pouvez le constater, toutes ces mesures visent à la réduction des dépenses publiques, reléguant la relance économique, les structures sociales et la création d’emploi en queue de peloton des priorités. De deux choses l’une : soit les marchés risquent de rapidement se rendre compte que leur programme ne tiendra pas six mois, soit le plan de bataille que les marchés imposent à la Troïka européenne s’accompagne tacitement d’un support inconditionnel des appareils répressifs.



En filigrane, le jeu des partis monopolise le champs du débat public et empêche ainsi les gens de discerner les enjeux masqués derrière la politique spectacle offerte à leurs yeux ébahis. De plus en plus décrié, le déficit démocratique dont font état nos institutions et nos députés est profond. Les mises en place récentees de dispositifs de contrôles sociaux illustrent ces fossés qui se creusent. Les véléités de régulation du web et les potentielles atteintes à sa neutralité sont à l’étude. En cela, l’accord commercial anti-contrefaçon ACTA et d’autres mesures affectant la liberté de circulation du savoir au nom de la propriété intellectuelle accroissent les caractères non-démocratique et illégitime de nos régimes. Peut de gens savent que la majorité des lois et des recommandations issues du Parlement Européen et du Conseil Européen proviennent de projets rédigées et suggérées par les grands lobbys industriels qui gravitent autour du siège des institutions européennes à Bruxelles. Les lois les plus importantes se pensent et se conçoivent à l’écart de tout espace démocratique.



Le nucléaire, le pouvoir d’achat, la taxation des transactions financières, la séparation des activités bancaires spéculatives et commerciales, l’accès aux besoins fondamentaux, les ingérences militaires, économiques et politiques et d’autres questions essentielles sont ignorées et totalement absentes des prompteurs. Le rôle de contre-pouvoir des médias est, à quelque trop rare exceptions près – n’ayont pas peur des mots – totalement invisible. Ce sont les médias numériques, les médias citoyens et le blogging qui permettent aujourd’hui aux gens d’éviter dans une certaine mesure l’hégémonie de l’audimat. Les idées que les médias de masse diluent dans les esprits bien pensant n’ont qu’un seul objectif : la captation de l’attention. Attention qu’ils font valoir sur le marché des annonceurs. En gros le message général est toujours le même : « Nous n’y pouvons rien ! » Si l’on nous astreint à une posture qui ne nous permet pas de disposer de soi, en d’autres mots, à la rigueur, à la précarité et à l’inexistance de perspective, c’est que nous l’avons bien mérité, après tout ! La répétition du message fait office de réalité. Le temps de cerveau disponible de Lelay nous le rappelle. La méfiance s’installe, les amalgames refont surface et les pulsions alimentent les sentiments d’injustice et de victimisation. Matraqués par un environnement d’urgence où profusion d’images et de slogans quadrillent nos champs de perception, uniformisant nos jugements, décomplexant les comportements régressifs d’exclusion, c’est à nouveau le spectre de la stigmatisation qui hante nos inconscients collectifs, déclarant par là-même la chasse aux bouc-émissaires ouverte.



Il n’est pas requis d’être professeur à Oxford ou journaliste réputé au Financial Times pour comprendre que les conceptions économiques à la manoeuvre sont intrinsèquement porteuses de contradictions et qu’elles ont largement dépassé les limites de leurs incohérences. Bien que d’innombrables voix s’élèvent pour crier à l’imposture, la majorité de la population continue à se complaire dans le déni et s’enfonce inexorablement dans la servitude à mesure qu’elle délègue sa capacité de jugement à ses pulsions grégaires et qu’elle soumet son intégrité aux interventions toujours plus dévastatrices de penseurs sophistes, d’orateurs politiciens ou autres experts radiotélévisés. Pourtant la nécessité fondamentale d’apprendre à penser par soi-même pour repenser la vie collective se fait de plus en plus pressante jusqu’à s’imposer à nous comme une urgence.



Individuellement, nous sommes parfois dans l’incertitude ou – pire – dans l’ignorance. Un peu perdu, naviguant à vue, plus ou moins en quête d’équilibre et de sens. Alors que nous éprouvons un sentiment d’urgence face au bilan de santé de la planète et de ses locataires, les soucis personnels confisquent le meilleur de notre temps et justifient à nos yeux le fait d’éviter, souvent soigneusement, de sortir du cadre imposé. Collectivement, face aux malheurs du monde, nous sommes habités d’un sentiment d’impuissance – la résignation – qui annihile toute velléité de rébellion. En effet, il faudrait avoir le temps – ou plutôt le prendre – les outils et la préparation nécessaire pour s’attaquer à ces questions, les étudier dans leurs contextes actuels mais aussi et surtout sur une arche temporelle bien plus étendue que celle de notre mémoire personnelle ou de l’information en continue que nous déversent les monopoles médiatico-industriels. Nous comprenons et acceptons que nous ne pouvons discerner la dynamique qui est la nôtre sans saisir ses nombreuses origines historiques, philosophiques, scientifiques, littéraires et politiques. En effet, nous ne pouvons savoir qui nous sommes si nous ne savons d’où nous venons. Par là même, nous ne pouvons envisager intelligemment ce vers quoi nous allons, sans savoir d’où nous partons.



SOURCE: legrandécart.net



16/07/2012

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